Vous avez dit bonheur ?

17 janvier 2015

Vous avez dit bonheur ?

bonheur

A l’aube du 19eme siècle, deux grandes voix à l’Occident décident de parler du bonheur aux sociétés contemporaines en pleine mutation. « Le bonheur est une idée neuve », dit Saint-Juste. Et Madame de Stäel : « La gloire n’est que le deuil éclatant du bonheur. » L’un affirme la radicale nouveauté d’une société qui prendrait pour objectif le bonheur de ses membres. L’autre oppose les plaisirs de la renommée aux déceptions qu’elle entraîne dans la vie privée, lieu supposé du bonheur. L’un et l’autre posent, en ces temps révolutionnaires, le bonheur comme valeur et problème majeur.

Ce qui est nouveau, c’est d’oser dire que le bonheur est de ce monde et pour tous, que l’objectif d’un bon gouvernement devrait être de réaliser « le plus grand bien-être possible pour le plus grand possible » (Bentham) et d’inciter les individus à quitter les villages pour les villes aventureuses ; à préférer l’intimité des amis, la musique de chambre, la conversation, la promenade, la rêverie, l’inclination des cœurs à se décrire et s’aimer enfin. L’élite, aristocratique et bourgeoise, atteint ces rives du moi légitime. Mais elle n’est pas seule. Dans cette phase d’expansion prodigieuse qui marque l’ère des Lumières, la société tout entière vibre du désir d’accéder à cette « douceur de vivre ».

Les attitudes des populations changent donc. Elles n’acceptent plus la fatalité de la mort précoce ou celle des naissances non désirées. Et ce volontarisme démographique s’enracine dans la conscience que l’existence individuelle est le souverain bien. On célèbre l’allongement de la durée de la vie comme une conquête dont les vieillards sont le signe honoré. Le soin croissant accordé aux cimetières, la dignité des funérailles, occasion d’évoquer ce que fut une existence, cette attention à la mort n’est que l’envers d’un immense désir de vivre et d’un grandissant souci de soi. On pourrait avancer –non sans paradoxe- que l’envie d’être heureux, de jouir de la vie sourd dans l’ébranlement révolutionnaire. Des révolutions pour le bonheur ?

Peut-être. Après la vague d’indépendances des nations, le XXème siècle inaugure une ère d’instauration des disciplines et de restauration des valeurs collectives. Si Dieu bat de l’aile, famille et nation subordonnent leurs membres à leurs propres fins. Atome de la société civile, la famille, fondée sur le mariage, impose silence aux voix dissonantes. Aux femmes, vouées à leurs devoirs d’épouse et de mère. Aux enfants, qui doivent obéir, apprendre et se taire. « Tu épouseras Jules », ordonnent les pères à leurs filles qui soupirent pour Octave.

L’ordre collectif pèse moins lourd, dans la mesure où les Etats n’ont pas les moyens de leur politique. Les mailles du filet sont encore lâches. Pourtant, les modes de contrôle des identités, des mobilités, des illegalismes se resserrent. Partout le pouvoir s’insinue. Surtout, il cherche à produire l’adhésion par une morale du consentement. L’école est à cet égard exemplaire. Aux écoliers, invités à se fondre dans la solidarité citoyenne, elle inculque des comportements civils.

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(Graffiti de rue)

Et pourtant le feu couve et rien n’arrête plus désormais l’affirmation du droit au bonheur personnel. Voici d’abord les murmures des marginaux de toutes sortes : vagabonds qui préfèrent les risques à la sécurité du foyer ; voyageurs avides en quête d’ailleurs ; dandys assoiffés de distinction élégante ; artistes affranchis des visions conventionnelles ; écrivains qui recomposent un paradis imaginaire dans le secret de leur chambre…

Dans les familles secouées de crises cachées, les jeunes s’enhardissent. Les migrations favorisent l’indépendance des étudiants. Passé 18 ans, nombre de jeunes ouvriers n’acceptent plus de verser leur salaire à leurs parents ; ils se mettent en ménage. Les filles supportent mal d’épouser sans amour ; le taux de célibat féminin augmente. La « femme nouvelle » de 1900 s’affirme comme une personne libre du choix de son destin. Enfin, la classe ouvrière tout entière réclame sa place au soleil. Elle veut vivre mieux et pas seulement de pain. Le slogan des « trois-huit » est dominant aux grèves du 1er mai 1890 et comporte d’ailleurs la volonté de disposer des deux tiers de sa journée : huit heures de sommeil, huit heures de loisirs, pour soi, rien qu’à soi. Plus que de pouvoir, c’est le temps libre que rêvent les ouvriers. Et les photographies du début du siècle les montrent sortant des usines comme une volée de moineaux – premières images d’un monde qui ambitionne encore naïvement de construire le Bonheur…

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Commentaires

Mathilde
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"Le bonheur est une idée neuve,mais une quête intemporelle" J.P Cavaillé

Arturo Castellanos Canales
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Jeremy Bentham's utilitarianism and his priority for overall wellbeing and happiness is a moral philosophy that has been discarded by most of the countries of the world, but there are still some governments, such as the venezuelan, that even have a Ministry for the Supreme Happinness (It is not a joke).

Interesting article!

Koffi Christ
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Ah Oui, que ne ferait-on pas pour le bonheur ?